"la gouvernante" de Chardin (17ème)
Tout
ce qui précède a laissé des traces indélébiles chez les
individus.
La
civilisation des mœurs a produit des corps soumis, faisant ainsi
évoluer les sensibilités collectives. Un sens plus individuel de la
mort apparaît. Une perception du corps spécifique aux Occidentaux
christianisés se met en place. L'individualisme émerge aux
dépens d'une sociabilité populaire apprise à la taverne, lieu de
convivialité et d'exutoire mais aussi d'apprentissage des
comportements collectifs. Peu à peu la promiscuité devient plus
difficile à supporter. Le corps découvre la pudeur et le besoin
d'intimité. Finis les joyeux bains publics où se mêlaient hommes
et femmes dans la plus parfaite innocence (pas si sûr :)... )
On
assiste à un dressage des corps: acceptation du principe de
la culpabilisation de la chair, progression des auto-contraintes dans
les manières de boire, de manger, de s'habiller, de se comporter en
public. Au fur et à mesure que cela progresse à la ville, le modèle
paysan paraît de plus en plus grossier, animal… La notion de
distinction chère à Bourdieu se met en place. Entendons nous
bien, que les moeurs se soient afffinées est une bonne chose en soi
mais quand, dans certains milieux, elles deviennent un carcan imposé
au détriment de la spontanéité, un signe de distinction par
rapport aux autres, cela devient dommageable... C'est tout le système
des codes sociaux, et de la politesse si chère au 18ème siècle à
venir qui se met en place, Contrainte assimilée de gré, imposée de
force ou par la puissance du désir mimétique pour un mieux vivre
ensemble au détriment de la liberté d'être ce qu'on veut.
Contrainte et uniformisation ...
L'apparence
et la manière d'être permettent d'afficher de plus en plus son
appartenance au modèle idéal du 17ème siècle, celui de «l'honnête
homme», impossible à atteindre pour la plupart…
Paradoxe:
ces nouvelles valeurs se veulent universelles mais peinent à
s'imposer, agissent en fait plus comme facteur de différenciation
entre les gens que comme facteur d'assimilation. La perception du moi
et du surmoi s'affine et les individus s'isolent de plus en plus par
les gestes et les attitudes qui tissent des frontières de plus en
plus nettes. On veut unifier et l'on sépare !...
Les
lieux et les moments où les pulsions s'affichaient sans honte
diminuent peu à peu: fêtes, carnavals et charivaris sont réprimés.
Il y a de belles scènes dans le «Molière» d'Ariane Mnouchkine qui
mettent en scène cette répression. Il faut refouler l'animalité !
De la même façon que les bûchers symbolisaient bien cette
frontière nouvelle entre le bien et le mal, l'ordre et le désordre,
au nom d'un nouveau savoir-vivre opposé à une conception magique de
la nature...
Ce
sont Claude Levy-Strauss et Frazer qui ont bien montré comment les
bonnes manières et les ustensiles d'hygiène et de table dressent un
barrage, une distanciation rassurante par rapport aux fonctions d'un
corps diabolisé. Et tous ces critères de distinctions unissent ceux
qui les partagent en les distinguant des autres. On se reconnaît
d'autant mieux dans le groupe auquel on appartient qu'on se
différencie de plus en plus des autres groupes, Bourdieu a très
bien montré cela et la distinction sociale qu'il a mis à
jour a ses racines dans ce 17ème siècle rigide. Malheureusement,
rien n'a changé depuis. Ne le constate-t-on pas d'autant plus
aujourd'hui en ces temps de crise ?
Dans
la bonne société, le moi a tendance aussi à s'intérioriser
et le corps se fait le miroir spectaculaire de la distinction. Les
corps se guindent, se contraignent, se cachent, se fardent, se
poudrent, se parent de vêtements ostentatoires. L'apparence devient
une stratégie. Ce qui n'empêche pas certains aristocrates de
recevoir leurs invités sur leur chaise percée. Ultime privilège
des Grands. Quant à Versailles, il paraît que c'était une puanteur
masquée sous la lourdeur musquée des parfums...
Mais
le but essentiel est bien de masquer ou mieux de refouler l'animal
qui est en nous, de discipliner les passions. L'enfer est en nous car
la chair est faible mais il devient de plus en plus aussi les autres.
Culpabilité personnelle et haine de l'autre, de celui qui affiche
sans vergogne son animalité, font bon ménage.
Dès
le 18ème siècle, on est intrigué par l'exotisme, le Noir, l'Indien
mais on a finalement peur de l'homme des champs parce qu'il nous
parle d'une partie de nous-mêmes qu'on veut oublier… N'est-ce pas
la même chose aujourd'hui face au problème de la marginalité ? Le
marginal, le déviant n'est-il pas un miroir déformant de
nous-mêmes ? Toujours la même histoire de
l'attraction/répulsion… Freud, s'il avait pu se projeter dans le
passé, n'aurait pas fait recette au 15ème mais aurait eu déjà de
quoi faire à partir du 17ème …
Distinction
sociale, intériorisation, individualisme…
Voilà quelques schémas mentaux toujours bien présents à notre
époque et qui ont pu se développer, pas uniquement (il y a aussi
des facteurs économiques qui ont joué) mais pour beaucoup sous la
férule d'une volonté unificatrice de l'Etat et de l'Eglise…
Dans
l'épisode suivant nous nous attarderons un peu sur l'évolution
de la famille et des relations entre générations durant
le 18ème siècle pour atteindre le grand chambardement de 89...
Mais dès maintenant, l'on sent bien que c'est déjà un peu de nous,
hommes et femmes du 21ème siècle dont nous parlons...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire