Toile de David Bowers
On
va continuer dans la bonne humeur…
L'espérance
semble s'épuiser dans un monde qui ne semble plus porteur de sens.
Les questions existentielles refont donc surface plus que jamais: qui
suis-je ? Quel sens donner à tout cela ?
Sur
quel modèle construire une vie sans lien social évident, sans
identité affirmée ?
Certains
serrent alors les rangs autour d'idées simples et rassurantes,
l'identité nationale par exemple, perçue comme un
ordre naturel, éternel, enraciné, comme si elle avait toujours
existé. Alors que nous venons de voir sa lente et laborieuse
élaboration et sa complexité. Les nations, à la fois avides et
malades de l'Europe, tendent vers le réflexe traditionnel des crises
identitaires : crispation autour de l'idée de souveraineté
nationale et nostalgie du paradis perdu. Ou plus encore, repli sur
l'identité régionale ou le groupe communautaire. Idée simple et
rassurante qui fera le terreau privilégié, le fondement de tous les
partis ou groupuscules nationalistes. Perversion insidieuse où l'on
voit la conscience nationale, forme élevée de la conscience
collective, (même si l'accouchement se fit dans la douleur)
s'incarner dans les expressions les plus outrancières et les plus
sordides du nationalisme... Il y a bien un danger, faute de pouvoir
construire sa propre identité, de se forger une identité négative,
adopter un contre-modèle comme les jeunes néo nazis (mieux vaut
être haïs et reconnus que ne pas exister).
Risque
aussi de fuir la réalité dans les paradis artificiels ou de
rejoindre la secte ou les intégrismes de tout bord,
c'est-à-dire un groupe, une communauté pour chasser
l'angoisse, se reconnaître dans l'autre et se rassurer au risque de
succomber à la manipulation mentale.
Comment
ne pas voir en effet que des réflexes communautaires se manifestent
!
Les
groupes de jeunes se reforment autour de modèles culturels (culture
rap, techno, gothique, etc…), développant des comportements
réflexes, refusant les auto-contraintes. S'individualisant en se
regroupant par affinités identitaires.
Et
paradoxe des paradoxes: l'individualiste par excellence, le
toxicomane, entièrement replié sur lui-même et son produit,
retrouve des pratiques communautaires, une vie de groupes,
sécurisante, centrée uniquement sur la recherche du produit. Ainsi
l'individualisme exacerbé a-t-il un point de rupture, de non retour,
la solitude et la désespérance, qui peut conduire à des replis
communautaires sous forme d'impasse.
On
a donc l'impression, d'une manière générale, que le rituel
social collectif, le ciment national, même s'il n'est qu'un
mythe, a perdu ses vertus rassurantes, tranquillisantes. La confiance
en un destin collectif guidé par des valeurs claires et reconnues de
tous semble être battue en brèche. Vous pourriez me dire que les
valeurs claires et affirmées qui ont mené la population d'avant 14
à la boucherie que l'on connaît, on s'en serait bien passées... Et
c'est exact. Toute mythification exacerbée de valeurs collectives ne
peut être que néfaste, autant qu'un individualisme forcené...
L'individu
d'aujourd'hui justement devient
peut-être plus performant d'un point de vue technologique mais
s'isole de plus en plus au sein d'un monde où le sens semble absent.
La réussite personnelle se fait bien souvent au détriment du lien
social. Les rites collectifs se sont affadis, même s'il nous reste
toujours les grandes messes sportives ou les jeux télévisés ! Le
sentiment national n'a-t-il pas été aussi fortement ressenti qu'en
1998 lors de la victoire des Bleus ?….
Un
monde qui tourne peu à peu au rythme de la roue de la fortune, des
rêves dorés, … et des frustrations profondes. Un monde dont l'Art
moderne s'est fait l'écho, en le cassant, en le fragmentant, en le
déstructurant pour y chercher vainement l'âme des choses et le
réduire au vide et au néant…
Autrefois,
le paysan était lié au groupe par des liens très forts.
Aujourd'hui, c'est dans les campagnes que le taux de suicide est le
plus élevé… Notre paysan du moyen Age affrontait tous les jours
la maladie et la mort mais ne se suicidait pas…
Il
semblerait donc, qu'au cours des siècles, aidé certainement par la
science et la chute des dogmes, l'individu se soit perçu de plus en
plus comme unique, dominant un monde analysé, compris, asservi.
Certes, il s'est libéré des traditions souvent pesantes, des
soumissions dogmatiques, de ses peurs et superstitions mais peut-être
finalement pour se replier d'abord sur la cellule familiale puis se
retrouver seul face à lui-même, au siècle de Sartre et de Camus…
Ainsi,
paradoxalement, c'est le contraire de ce qui était attendu qui s'est
manifesté: atomisation de la société, individualisme croissant,
diversification de la palette des individualités, et, quelquefois,
l'angoisse au bout du chemin…
Et
une nouvelle donne dont on ne peut encore mesurer les effets: les
communautés qui se reforment dans la galaxie Internet….
Et
pourtant chaque individu isolé semble se fondre dans une identité
collective floue, contre laquelle certains se rebellent vainement,
créée par le conditionnement médiatique, la culture de masse,
la mode, la publicité, le politiquement correct, une sorte de
nivellement général insidieux dont il n'est pas toujours facile de
sortir…. Une fausse identité collective qui relève plus de
la propagande sournoise et du bourrage de crâne pernicieux. La
culture des élites semblerait, en voulant anéantir la culture
populaire, avoir accouché finalement d'une culture de masse à
l'élan irrésistible... La culture de masse, inhérente à notre
société actuelle, est donc un mouvement vers des connaissances
artistiques, culturelles, vers un système d'éducation, un mode de
vie sociale et de pensée, un style de comportement, des actes de
consommation, des codes de reconnaissance sociale. Ce mouvement
induit une uniformisation de la perception de la réalité.
L'impression paradoxale d'être tous des individus libres et
différents au sein d'un modèle unique de société, la société
libérale de consommation.
Le
développement et la démocratisation de la technologie aidant, il
semblerait bien que les valeurs bourgeoises se soient popularisées
et non le contraire ! Louis XIV doit se retourner dans sa tombe…
Le danger est que la culture de masse donne l'illusion du choix,
qu'elle automatise la consommation et l'identification, que le
consommateur est réduit à l'état d'objet et qu'elle substitue le
conformisme à l'autonomie. Ne sommes nous pas tiraillés constamment
entre nos désirs de libertés et d'autonomie et tout ce qui nous
conditionne subtilement au point de nous donner l'illusion d'être
libres ?
N'y
a-t-il pas d'autres valeurs à placer au-dessus de nos différences ?
Ne faut-il pas réaffirmer sans cesse que toute société, surtout
laïque, est un creuset, un organisme vivant, complexe et
évolutif où chacun s'efforce de se connaître d'abord et de
reconnaître en l'autre cette part justement qui fait qu'il est autre
? A condition d'aller chercher au-delà des différences ce qui nous
réunit, de placer au-dessus de ces différences les valeurs
républicaines et laïques en ce qui nous concerne. C'est là
peut-être que peut se poser le problème des musulmans pratiquants
et appliquant la charia dans un état qui a déjà ses propres lois
démocratiques...
Ne
faut-il pas aussi relativiser ? Ce que nous vivons, rapporté à
l'échelle du devenir historique, n'est qu'un épiphénomène, un
hoquet de l'Histoire, une poussière dans le temps cosmique grossie
par la loupe du Présent. Qui dit crise dit aussi mouvement, vie et
vitalité, mutation et innovation.
Ne
faut-il pas tenter, tout n'est pas à jeter chez nos ancêtres, de
réinventer de nouveaux rapports humains qui passeraient par un
nouveau rapport au monde, un humanisme laïc ouvert au spirituel et
au Mystère… On a déjà beaucoup écrit sur le «réenchantement
du monde». Inutile de se répéter... Mais cela me semble essentiel,
Prendre ses distances vis à vis d'une vision mécaniste et
cartésienne du monde qui nous a induit à penser que l'homme
régnerait éternellement sur une nature-objet, corvéable à merci,
et des animaux-machines utilisés et manipulés selon nos envies.
Peut-être
aussi en essayant de ne pas confondre ordre et uniformisation,
cohérence et nivellement aveugle, organisation et coercition,
intégration et négation de l'être, ordre civil et ordre moral….
Préciser les concepts et réaffirmer les priorités auxquelles nous
devons nous conformer.
Le
rêve identitaire, l'utopie identitaire est tenace ! Le
19ème siècle a tout misé sur le colonialisme en imposant le modèle
européen. On a appliqué aux peuples étrangers conquis les mêmes
méthodes utilisées auparavant sur le territoire national. Il me
vient toujours à l'esprit l'image finale d'un documentaire sur les
Inuits, celle d 'un survivant jouissant du progrès apporté par les
blancs, obèse, entouré de canettes de bière, l'oeil définitivement
éteint, fixant le dernier horizon qu'il lui reste, la « neige »
d'un écran de télé dont les programmes sont terminés depuis
longtemps. Quant à notre 20ème siècle, il a payé un lourd tribut
aux utopies totalitaires ... Mais aucun système, nazisme,
stalinisme, maoïsme, n'a réussi, dans sa volonté forcenée à
créer l'identité unique… Toutes ces tentatives ont fini par
accoucher de leur contraire. Espérons qu'il en sera ainsi pour les
Tibétains, les Kurdes, Les Tchétchènes. Sans tomber dans une
frénésie indépendantiste...
Ainsi,
dans un passé reculé, l'homme qui trouvait son identité au sein
d'une variété infinie de processus collectifs, restait cependant
victime de la toute puissance de la communauté. Paradoxalement, la
technique de contraintes des corps et des esprits opérée dès le
17ème siècle lui ont permis en fait de s'affranchir, de
s'autonomiser. Nous avons gagné en liberté mais nous le payons en
responsabilité, en fragilité. Rien n'est plus difficile que d'être
libre. A nous de savoir gérer cette nouvelle donne, à mi-chemin
entre un individualisme égoïste, une excessive confiance en soi et
le fonctionnement dogmatique et communautaire, l'abandon total de
soi…
Quand
il m'arrive d'être optimiste
(si, si !..), je vois un monde comme une mosaïque où chaque
identité, chaque vision du monde s'enrichirait l'une de l'autre avec
comme point commun une supra-conscience, celle d'être avant tout un
citoyen de ce monde, ce qui signifie responsabilité collective et
consensus autour de grands valeurs admises par tous. Nous sommes des
êtres de culture ce qui nous faits tous différents. Reconnaissons
au moins, au-delà des faits culturels, notre appartenance à ce qui
nous rend tous identique, l'espèce humaine, l'Homme, et
reconnaissons lui des droits et des devoirs fondamentaux.
Pour
ma part, j'ai essayé de me
construire une identité à la fois par l'acte créatif
(individualiste par essence) et par l'enseignement à travers lequel
j'ai peut-être modestement contribué à éveiller quelques
consciences, construire des identités, ouvrir des horizons.
Par
une modeste participation à des associations venant en aide aux
toxicomanes dont j'ai parlé plus haut…. La reconstruction d'
identités anéanties.
Par
la peinture, la création dont on accouche, seul, dans la joie
ou dans la douleur, on est en phase avec ce qu'il y a au plus profond
de soi et que l'on tente de communiquer aux autres. Quelquefois, on
croit même aller au-delà de soi, présomptueux, croyant toucher,
effleurer des vérités dissimulées, des Mystères à découvrir et
à coucher sur la toile. Une quête où l'on peut se perdre...
Quelquefois des rencontres étonnantes se font, des observateurs se
reconnaissent littéralement dans l'objet créé, des identités se
rejoignent, se reconnaissent. Pas besoin de mots, d'explications,
c'est au-delà des formes et des couleurs, des représentations. Il y
a comme une arche invisible, indicible qui s'est formée entre le
créateur et l'observateur. Vous êtes alors récompensé de tous les
moments de doutes, d'errements, de désillusions, d'efforts constants
tant physiques que psychologiques. L'art est lumière et ténèbres,
exaltation et découragement, tantôt le phare qui nous guide, le
pain qui nourrit, tantôt la croix à porter, les chaînes qui nous
empêchent d'aller vivre ailleurs ou autrement. Ce n'est pas un
choix, c'est ainsi... Mais tant qu'on se bat, dans la joie ou dans la
douleur, avec ou sans ses démons personnels, on vit, on se
construit, on propose une identité à partager, à échanger!. On ne
peut être utile aux autres si l'on s'enferme dans sa bulle mais on
ne peut être aussi utile aux autres si l'on n'a pas d'abord gagné
l'estime de soi, assis sa propre identité sur une base qu'on espère
vraie et sincère...
Mais
quand la lucidité reprend le dessus,
(eh oui !) quand le désir disparaît (c'est d'ailleurs vrai pour la
vie en général) que l'on se retrouve véritablement face au vide de
soi et au trop plein du monde extérieur, je vois un monde où les
puissants protègent à n'importe quel prix leurs acquis, où les
pays émergents convoitent et font tout pour obtenir à n'importe
quel prix ces acquis, un monde où dans certains pays on peut mourir
d'obésité alors que la plus grande partie de la population de la
planète n'a plus à s'inquiéter d'identité puisqu'elle n'en a
plus: il ne lui reste que le problème de la survie au jour le jour.
Pour
combien de temps encore ? Au moyen Age, le pauvre acceptait son sort
(volonté divine…), on ne savait pas ce qui se passait à l'autre
bout de la planète…. Mais la donne a changé et elle change chaque
jour de plus en plus vite. Tout devient inextricable, tout
s'interpénètre. Le sort de tous sera inévitablement lié au sort
de chacun: nous ne pourrons plus longtemps cultiver «notre jardin»
en ignorant l'horreur qui s'étend de plus en plus à nos portes…
Les naufragés du désespoir nous le rappellent chaque jour, Une
situation que nous avons contribué à créer en voulant imposer
notre modèle identitaire à la belle époque de la colonisation puis
en exploitant jusqu'à plus soif, pardonnez moi l'expression, ces
pays par le biais des multinationales. L'Europe et ses certitudes
vacille, son identité se fragilise sous les coups de boutoir des
diversités qui réclament leur dû.
Mais
que faire ? Quand tout semble hors de portée, aux mains d'un marché
mondial qui semble presque incontrôlable même par les spécialistes
eux-mêmes! Ecrire, penser, réfléchir, s'intéresser au spirituel,
agir dans sa petite sphère sociale, certes, mais cela semble bien
dérisoire face à une mondialisation mue que par l'intérêt
financier… Que restera-t-il de notre vision du monde, de l'identité
de chacun dans un monde du futur dominé par les puissances
économiques ?...
Peut-être
qu'alors l'utopie identitaire se réalisera enfin… Comme ne cesse
de le prôner notre cher Attali. Un monde uniformisé à l'échelle
de la planète, des citoyens du monde vivant de la même façon,
absorbant la même culture, revêtant les mêmes vêtements, pensant
de la même façon.... Le «meilleur des mondes possibles»,
quoi !...
Allez,
je rigole, c'est de la S.F….. Non ?
Mais
je ne serai plus là pour le constater, J'aurai rejoint, comme tant
d'autres, la forme identitaire suprême, imparable, parfaite,
commune à tous et à toutes. Non mythique, non élaborée par un
projet humain par essence imparfait. Incontestable. Atomisé,
volatilisé, parfaitement soluble dans le creuset identitaire par
excellence, le Tout de la Nature ... J'aurai rejoint la Mort, le
mythe identitaire enfin réalisé ...
Sources:
Johan
Huizinga
L'Automne
du Moyen Âge
Robert
Muchembled
-Culture
populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe
siècle)
-La
sorcière au village (XVe-XVIIIe siècle)
-L'invention
de l'homme moderne. Sensibilités, mœurs et comportements collectifs
sous l'Ancien Régime
François
Lebrun
Croyances
et cultures dans la France d'Ancien Régime
Norber
Elias
La
civilisation des mœurs
Louis
Dollot
Culture
individuelle et Culture de masse
Pierre
Bourdieu
La
distinction sociale
Michel
Foucault
Histoire
de la folie
Elisabeth
Badinter
L'un
est l'autre
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